Unité de temps et d’espace : l’action du « Sang noir » se déroule dans une même ville (on pense à Saint-Brieuc, ville natale de l’auteur où il situe nombre de ses romans) et en 24 heures : une journée de 1917, la dernière de la vie d’un professeur iconoclaste, Merlin, que ses élèves ont rebaptisé Cripure (comme « Critique de la raison pure » car il aime citer Kant). Pendant la Grande Guerre, donc, l’année des mutineries de poilus et de la révolution Russe.
Paru en 1935, ce roman considéré comme un des chefs-d’œuvre du XXe siècle, salué par Gide, Malraux, Camus, Aragon, Pasternak, Semprún et bien d’autres, est une satire politique de la bourgeoisie et de la société qu’elle produit – « la vérité de la société bourgeoise au paroxysme de l’infection de la guerre ». Il dénonce la tuerie (on est à « l’arrière » mais le front se rappelle continument à l’attention de tous à travers les conscrits qui partent et les annonces de soldats tués), mais aussi les hypocrites, les pharisiens, les va-t-en-guerre, les vieilles badernes. Cripure méprise ces « cloportes » comme il se méprise lui-même de n’avoir su se mettre en accord avec ses idées révolutionnaires et sa révolte.
Désespéré par son époque
Pour ce personnage d’intellectuel incompris (le principal d’un roman qui en compte beaucoup) – à la fois clairvoyant et pitoyable, héros et anti-héros – Guilloux s’est inspiré, en le caricaturant, de celui qui fut son professeur de morale à Saint-Brieuc, puis son ami : Georges Palante. Comme lui, Cripure souffre d’une infirmité qui le rend difforme et maladroit, comme lui il se voit privé par ses amis d’un duel contre Nabucet, adversaire des plus odieux qui incarne toutes les bassesses du temps. Comme lui, il en vient à se suicider.
Ce geste n’est pas seulement celui d’un individu en butte aux moqueries, à la souffrance physique, à la bêtise et au déclassement (il vit quasi en ermite avec Maïa, sa « gothon », qui l’aime mais ne le comprend pas). Il est aussi – et même surtout – celui d’un être lucide désespéré par son époque, la folie des humains qui se déchaine dans l’esprit cocardier, l’impuissance des justes face à la haine des imbéciles et à la suprême injustice que doivent subir les pauvres ou les « fusillés pour l’exemple » dont un des personnages incarne le triste sort.
Ce roman, que l’on dit volontiers dostoïevskien (épais, touffus, aux personnages nombreux et tourmentés), a en effet une dimension métaphysique qui ne pouvait que séduire des écrivains se confrontant au vertige de la condition humaine et de son absurdité. « La vérité de ce monde, ce n’est pas qu’on meurt, c’est qu’on meurt volé », s’exclame Cripure, revenu depuis longtemps de ses illusions. Et Guilloux affirmait : « Le Sang noir ne met pas seulement la bourgeoisie en cause. Il remet toute la vie en question ». L’expérience de la finitude de l’existence y est taraudante – « On vit comme si on avait une vie pour apprendre », constate un Cripure désabusé… Elle constitue la toile de fond obsédante du roman, avec les réponses si tragiquement inappropriées des humains.
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