Yves Charnet évoque certes sa rencontre avec l’auteur de « Quatre boules de cuir » (en 1981 au théâtre du Rond-Point à Paris pour l’hommage à Charles Trenet), leur compagnonnage de 20 ans, rapporte quelques anecdotes, mais il raconte moins qu’il ne fait vivre et vibrer le souvenir. Ce livre n’est pas un roman ni un récit, c’est un chant. Et une « reconnaissance de dette ». Que l’auteur règle dans une sorte de confession et d’improvisation permanentes. En expliquant : « C’est le donnant donnant de cette autobio des autres sans laquelle il n’est pas de récit de soi ».
« J’écris ce bouquin à la diable », lâche-t-il. Parce qu’il passe du coq à l’âne (mais évite la pendule…), d’une gare et d’une ville à l’autre, d’un lit à l’autre de ses propres histoires d’amour, et, surtout, d’une rime à l’autre de ce tourbillon de chansons dont moult paroles et maints vers phagocytent la « prose en jazz » de l’auteur. Les amoureux de la chanson française comme l’est Yves Charnet reconnaitront sans mal, un peu partout dans le texte, des éclats de ce lyrisme en mots qui les habite. Et qu’ils partagent avec Nougaro et bien d’autres. Somme toute, « nous sommes une civilisation à fantômes. Une civilisation hantée comme jamais ».
Ici, c’est d’abord le « petit toro » de Toulouse où l’Espagne « pousse un peu sa corne » qui se révèle être le centre de gravité. Du livre, d’une vie peut-être. « J’aurai littéralement été habité, s’étonne Charnet. Cet enchanteur de ma jeunesse dans les cordes. J’aurai vraiment été à la merci de cette voix. Fasciné par ses gestes lyriques. Ce boxeur frappait à l’âme. Comme d’autres au ventre. Ce boxeur de syllabes vous touchait, en chantant, à cet endroit où c’est pareil. L’âme, le ventre. Il n’y allait pas de main morte. Quatre boules de jazz. J’ai fini par mélanger toutes les nougasongs du bluesman. Pot pourri de mes proses rongées de rimes. Serai-je parvenu, dans ce livre, à capter la fréquence-Nougaro. Sa pensée soufflée jusque dans mes plus intimes fibres. Mon seul chanteur de blues n’est pas mort. Son alchimie du verbe swingué. Le lyrisme est une fête. Rimes ou prose. »
Exposant « les stigmates de (s)a mémoire enougarée », il entend bien faire « un livre avec ça… des parfums dans l’air, des traces dans le mémoire, des choses imperceptibles… » Et il y parvient fort bien, en les faisant pulser dans son écriture hachée, fougueuse et syncopée. La note bleue s’y glisse presque constamment, parce que Charnet en a gros sur le cœur des ruptures et des quêtes incertaines. C’est aussi - hors « la manie de rechercher des similitudes entre les figures des livres & les visages de la vie » - ce qui donne force et prix à ses pages : « Ça s’appelle la poésie. Ces rendez-vous avec le manque. »
Voilà. « On met ce qu’on a sous la main entre la folie et soi » et, cette fois, c’est un des plus grands chanteurs-poètes du XXe siècle qui sert de révélateur au spleen du spécialiste de Baudelaire. Comme ce fut d’autres fois la tauromachie, le souvenir de Maurice de Guérin, le récit des affres d’un divorce.
Certes, Yves Charnet dans cette œuvre en forme de requiem reste très fidèle à Nougaro et rend superbement « cette présence religieuse à soi-même, aux autres êtres » qui fait le charisme et la force de cette bête de scène, de swing et de poésie. Mais le livre est aussi comme le prolongement, sinon l’aboutissement, d’une démarche d’écriture qui, en mêlant de plus en plus intimement l’autre à soi, élabore dans son creuset d’alchimiste le sens résiduel de toute littérature, l’or de la mélancolie.
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